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Alexandre Monnin : Le maintien de certaines infrastructures ne sera sans doute ni possible ni souhaitable


Dans ce long entretien, Alexandre Monnin, interviewé par Thomas Le Bonniec, aborde l'une des questions centrales pour le mouvement écologiste d'aujourd'hui : comment faire de l'écologie avec les travailleurs, les usagers et les citoyens, et pas contre eux ? Dans son essai Politiser le renoncement (2023, ed.Divergences), il propose une perspective importante pour entamer la redirection écologique avec le concours des personnes concernées directement.

Méthodologies de « co-enquête », questionnements sur les attachements, et sur la manière d'entamer collectivement le démantèlement des infrastructures dont nous devrons nous passer pour vivre dans un monde soutenable : autant d'éléments qui peuvent nous servir pour réfléchir de manière tactique et dans un contexte très proche pour se préparer aux impératifs climatiques.


Alexandre Monnin est par ailleurs enseignant-chercheur, directeur scientifique d’Origens Medialab et directeur du MSc “Strategy & Design for the Anthropocene” (ESC Clermont BS x Strate Ecole de Design Lyon). Il a également co-écrit Héritage et Fermeture (avec E. Bonnet et D. Landivar, Divergences, 2021) et co-édité Ecologie du Smartphone (avec Laurence Allard et Nicolas Nova, Le Bord de l’Eau, 2022).



Q: Vous ouvrez Politiser le renoncement avec l'exemple des Pays-Bas, qui est devenu un « laboratoire du démantèlement », suite à une décision de justice. Il est désormais impossible d'y développer de nouveaux projets industriels sans que les émissions d'azote n'aient baissé de manière préalable. Et de nouvelles mesures doivent être prises en particulier dans le domaine agricole.

Vous insistez sur le fait qu'à l'origine de ce changement fondamental, il y a une décision qui porte sur un aspect « technique », qu'on pourrait presque qualifier d'anodin en apparence. Avez-vous identifié des leviers juridiques ou administratifs similaires sur lesquels agir ?


A.M. : Dans le cas des Pays-Bas, je crois l'ONG et la fondation qui sont à l'origine de l'action en justice qui a abouti à cette « crise » n'envisageaient pas que leur initiative aurait de telles conséquences.


C'était difficile à prévoir, et c'est même compliqué à concevoir alors que c'est en train de se déployer en ce moment même. D'où les nouveaux conflits politiques aux Pays-Bas, et on voit également des théories du complot qui fleurissent, parce que la réalité est plus difficile à appréhender qu'une narration complotiste - favorisée, bien sûr, par le contexte de la pandémie.


Par contre je pense qu'il existe des failles stratégiques que les travaux de recherche doivent nous permettre d'identifier. Pas seulement pour poser des diagnostics, mais pour qu'ils puissent avoir une traduction au plan pratique et permettre à ce type de contestation de voir le jour. On peut penser à des recours juridiques, ou d'autres formes.


Mais le fait de peser sur ces vulnérabilités de façon stratégique, voire quasiment « militaire », me semble plus intéressant que les luttes autour d'enjeux essentiellement symboliques (ou que les luttes ontologiques : contre la Modernité, l’Industrie, La Technique). Il s'agit d'identifier les failles de la Technosphère pour s'y engouffrer, et opérer des redirections aux conséquences très fortes.


Alors on verra si ça marche ou pas, mais je mentionne dans mon livre l'exemple d'une mesure d'apparence technique, à savoir le développement du rétrofit. Il traduit le développement d’une économie de la maintenance ou de la réhabilitation du BTP. Ce développement, s’il est suivi d’effets, va forcément nous confronter la nécessité de repenser ou de remettre en cause la propriété privée, envisagée comme un capital ou un actif à valoriser dans le futur.


Il y aura forcément, à un moment donné, une contradiction entre cette économie de la maintenance–réhabilitation et la valorisation des actifs immobiliers, qui est l'un des ressorts principaux de notre économie. La croissance est aussi mécanique, avec par exemple les prix de l'immobilier à Paris qui sont multipliés par quatre en vingt ans, ce qui engendre évidemment une création de richesse.



« Je dirais même qu'on ne travaille qu'en n’étant à l'écoute des gens qui saisissent les signaux faibles touchant à ces vulnérabilités. C’est un travail de co-enquête avec les professionnels des différents secteurs concernés. »



Ça, c'est un modèle problématique : il faut donc trouver des prises tangibles pour s'y attaquer. Des travaux de recherche peuvent nous éclairer sur ce point, et il faut les envisager de manière différente de ce qu'on a fait jusqu'à présent, pour traduire de manière opérationnelle ces diagnostics. On manque encore de pratique en la matière, et c'est un biais de la recherche contemporaine qui ne se soucie guère de ses effets, autrement qu’au titre de l’innovation.


Je ne peux donc pas dire actuellement quels sont les leviers sur lesquels agir dans l'immédiat, mais leur identification et leur traitement, sont des points fondamentaux du point de vue de la redirection écologique. Je dirais même qu'on ne travaille qu'en étant à l'écoute des gens qui saisissent les signaux faibles touchant à ces vulnérabilités. C’est un travail de co-enquête avec les professionnels des différents secteurs concernés.


Un autre exemple : mon collègue Diego Landivar et quatre de nos étudiants ont travaillé sur le devenir des piscines municipales de Grenoble dès 2020, car nous étions en contact avec des acteurs qui s'étaient emparés de la question et du cadre de la redirection écologique. Deux ans plus tard, au printemps 2022, de très nombreux centres nautiques et piscines municipales ont fermé, pour des raisons plus ou moins légitimes, plus ou moins liées au renchérissement du prix de l'énergie.


C'était comme une préfiguration de ce qui nous attend à l'avenir. Le maintien de certaines infrastructures ne sera sans doute ni possible ni souhaitable. Voilà donc ce que nous essayons de faire : mettre à disposition un cadre d'action pour des acteurs qui ont en vue ces vulnérabilités. Ils peuvent travailler à anticiper les transformations, soit en appuyant sur ces vulnérabilités, soit en prévision des crises qui ne manqueront pas d'advenir.


Pour revenir aux Pays-Bas, l'action en justice a consisté à attaquer l’État précisément pour qu'il y ait une anticipation, pour mettre fin au statut quo, et ne pas continuer de remettre les questions du traitement de l'azote à demain. Même s'il est trop tard, car la crise politique est inévitable, ça restait une mesure d'anticipation du côté de la société civile.


C'est en cela que les Pays-Bas sont d'une certaine manière un laboratoire (éminemment problématique) du renoncement. D'ailleurs, les résultats ne sont pas seulement positifs. Mais c'est aussi un avertissement, y compris pour les acteurs publics et étatiques : si vous ne voulez pas agir, vous serez rattrapés par le collet. Et vous allez vous retrouver plongé dans des situations de crises politiques marquées par un niveau de violence en forte augmentation. C'est le cas aux Pays-Bas, alors qu'à ma connaissance, il n'y a pas une tradition de recours à la violence, comme ça peut être le cas en France du côté des syndicats agricoles et d’éleveurs.


Q: Les politiques de renoncement ont de grandes implications par rapport au monde du travail: comment envisagez-vous d'impliquer les travailleurs dans ces questions?


Alexandre Monnin: J'ai l'impression que pendant la séquence sociale qu'on a vécue [la lutte contre la réforme des retraites du premier semestre 2023], l'enjeu du travail n'était pas discuté au niveau où il devrait être, tant il est important dans une optique de redirection écologique.


La plupart du temps, il est cadré de telle manière que l’on envisage que des emplois verts seront créés demain, et qu'il faut amener les travailleurs et les travailleuses (ou celles et ceux qui vont les remplacer sur le marché de l’emploi) à acquérir les compétences nécessaires pour les occuper.


Mais ça veut dire que les emplois d'aujourd'hui sont délaissés, que les personnes qui les occupent doivent se former individuellement à autre chose. Et alors ce sont ces personnes qui sont perçues comme des « actifs échoués », et non les activités qu'elles occupent ou les organisations qui les salarient. Par ailleurs je réprouve ce terme de « compétences », car c'est une manière d'individualiser les enjeux de travail et de savoirs.


En réalité on ne sait pas du tout quel sera le nombre d'emplois verts in fine. Pour moi la question devrait se poser autour des activités existantes, que fait-on des organisations qui les portent, des infrastructures où elles se déploient ?


On ne pourra d’aucune manière répondre à ces questions sans le concours des travailleurs et des travailleuses. Aucune redirection n’est envisageable sans le concours des salariés, pour déterminer où et comment opérer cette redirection, et décider de ce qu'on garde et ce qu'on ne garde pas, et comment.


Tout simplement parce qu’ils et elles ont des connaissances liées à leur métier, savoirs métiers comme des « savoirs inconfortables » - le savoir de ce qui ne fonctionne pas dans une organisation. On doit absolument s'appuyer sur ces savoirs et ces connaissances pour déterminer quels actifs conserver, et quels actifs ne pas ne conserver, et quelle direction leur faire prendre. Or, en théorie, les travailleurs sont très bien placés pour répondre à ces questions, pas seulement les directions ou les actionnaires.



« Aucune redirection n’est envisageable sans le concours des salariés, pour déterminer où et comment opérer cette redirection, et décider de ce qu'on garde et ce qu'on ne garde pas, et comment. »



Il faut essayer de tendre, pour les travailleurs, vers une forme d'auto-gestion « écologisée » parce que cette redirection ne peut pas se faire sans eux. Il faut se donner les moyens de les accompagner pour qu'ils puissent eux-mêmes rediriger leur activité et déterminer les activités qu'ils mèneront demain. C’est une question éminemment démocratique dans un milieu, celui de l’organisation et de l'entreprise, qui ne l’est pas par définition, du fait de la subordination qui s’y exerce au plan légal (hormis quelques exceptions).


Je sais que cela fait partie des questions dont se sont saisis les ouvriers des plateformes de raffinage, qui savent bien que leur outil de travail sera amené à être démantelé – ou devrait l'être le plus tôt possible pour des raisons écologiques. Ils veulent être parties prenantes de ce mouvement : l'idée n'est pas de faire perdurer ces plateformes le plus longtemps possible, mais de participer à leur démantèlement et à l'édification d'un nouveau système énergétique en France, sans qu'on les laisse de côté.


Il faut dépasser cette opposition entre les « emplois verts » des énergies renouvelables d'un côté, et les « emplois sales » de l'autre. Il y a des travailleurs dans secteur des énergies fossiles qui veulent prendre en charge et accélérer le démantèlement de ces outils : ce sont de grands chantiers qui nécessitent un savoir-faire existant. Ce ne sont pas seulement des cabinets spécialistes du démantèlement qui le réaliseront, il faudra y associer les salariés, surtout avec la masse de renoncement qu'il va falloir opérer dans les prochaines décennies. Il y a donc un enjeu à ce que ces travailleurs et les travailleuses déterminent eux-mêmes et elles-mêmes quelles seront leurs activités de demain, en fonction des besoins de la société de demain.


Ce qui ouvre je le répète, la question de l’horizon démocratique du travail. Tout le monde n'a pas forcément envie de devenir paysan : il faut envisager des activités beaucoup plus diverses pour opérer les redirections. Savoir quelles seront les activités à occuper demain, c'est une question démocratique à poser en lien avec les besoins nouveaux et à venir, sans doute à l'échelle des territoires dans lesquels s'inscrivent ces activités – sans du tout réduire l’enjeu réduire à une vision uniquement locale.


Q: Comment enseignez-vous les politiques de renoncement à vos étudiants ? Qu'est-ce que cela veut dire en pratique pour eux une fois en situation de travail ?


A.M.: On leur enseigne la redirection écologique : le renoncement est l'une des réponses possibles, mais ça n'est pas la seule. Il y a des communs négatifs avec lesquels on devra vivre : les déchets nucléaires, par exemple, on ne peut pas y renoncer ou les abandonner. On aimerait bien, mais ils sont là, et il faut leur trouver un espace. Je le répète, le renoncement n’est pas la seule réponse, il y a aussi des formes de redirection, avec la transformation en profondeur de certaines activités par exemple.


Certains étudiants accompagnent des collectivités ou des acteurs privés qui sont concernés par l'irruption du renoncement et sont pris au dépourvu. Mais les dispositifs, les méthodes et les protocoles ne sont pas tout-terrain et nécessitent à chaque fois une adaptation, même si l’on peut accélérer leur déploiement ou leur passage à d’autres échelles.


D’autres étudiants opèrent des redirections depuis leur organisation. Certaines personnes ayant suivi nos formations retournent ensuite dans leur milieu professionnel avec une vision des enjeux de la redirection écologique qui se double de leur connaissance profonde du métier, de l’organisation, de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas.


Ce mariage des deux constitue un très bon point d'appui pour engager la discussion autour de la redirection, en partant de savoirs existants et d’une connaissances des institutions et des organisations pour déterminer, à partir de là, procéder pour engager un processus de redirection et identifier des leviers d’action adéquats. La majorité des personnes qui suivent nos formations ont un profil avec une dizaine d'expérience au moins, et souhaitent se rediriger elles-mêmes et/ou rediriger leur activité, leur organisation, etc. en s'appuyant sur leur parcours.


Q: Il y a une forte dimension de contrainte dans les politiques de la décroissance et du renoncement. Il faudra très fortement diminuer le trafic aérien, les usages de la voiture, cesser d'arroser les pelouses... Les conséquences sur la vie quotidienne risquent d'être très mal vécues. Comment éviter la caricature des écolos devenus des « khmers verts » ? comment convaincre de l'intérêt d'une démarche « soustractive » ? comment réussir ce « dés-attachement » ?


A.M. : Il y a deux écueils possibles. Il est certain que dans certains cas ce sera mal vécu ou instrumentalisé à des fins politiques. Mais une remarque tout de même : dans certains cantons, ce ne sont pas des « khmers verts » mais des maires de droite ou non encartés qui prennent des décisions de fermeture ou de renoncement. Ces mesures s'imposent à des acteurs qui ne l'auraient pas imaginé.


Parce qu'il y a une urgence politique et une irruption de ces sujets, ils ne sont pas limités à l'« agenda des khmers verts ». Par contre, une réponse politique appropriée est nécessaire. Car l'autre écueil possible, c'est l'instrumentalisation des fermetures au profit du statut quo : si les politiques de renoncement s'accompagnent d'une baisse des crédits ou du financement des services publics, ou ne font que les légitimer, les citoyens auront toutes les raisons de se montrer soupçonneux.



« Il y a, et il y aura des cas où la politique environnementale servira à masquer des politiques d’austérité. [...]C’est pourquoi on a besoin d’un regard politisé et démocratique sur la viabilité ou absence de viabilité des pratiques et des infrastructures »




Ce soupçon est légitime parce qu’il y a, et il y aura des cas où la politique environnementale servira à masquer des politiques d’austérité. Il faut donc poser l’enjeu clairement, et c’est pourquoi on a besoin d’un regard politisé et démocratique sur la viabilité ou absence de viabilité des pratiques et des infrastructures. Il ne faut pas que les acteurs institutionnels soient les seuls à poser ces enjeux : il faut un cadre pour traduire ces enjeux en de véritables communs..


Un « impératif » écologique, hors-sol, qui s'impose de l'extérieur, sera forcément mal vécu. Il y a d'ores et déjà des instrumentalisations manifestes, qui s'accompagnent d'une défiance des publics concernés. Par exemple dans certaines villes on arrête de goudronner certaines rues, ou l’on renature des parcelles : des gens peuvent vivre ça comme un abandon de la part du service public. Et sans doute, dans certaines situations, c’est ou ce sera en effet le cas.


Il faut l’anticiper et ne pas se montrer naïf sur le fait que beaucoup de mots d'ordre, y compris celui de la fermeture, peuvent être réappropriés au profit du statut quo. Donc politiser le renoncement, c'est éviter qu'il ne devienne un simple instrument de gestion, non-démocratique et au service du statu quo.


L'idée n'est pas d’organiser des processus de consultation biaisés, où les décisions sont déjà prises et les citoyens n’interviennent que pour les valider. Diego Landivar comme je l’indiquais a réalisé un travail avec la ville de Grenoble autour des piscines municipales, qui atteignent leur demi-vie et sont en passe de devenir vétustes – elles ont quarante ou cinquante ans. Faut-il en construire de nouvelles, ou y renoncer ? Il fallait poser – démocratiquement – la question de leur renoncement. Nos étudiants ont mis en place des protocoles de renoncement qui permettent d'aller au-delà de la simple consultation du public.


Il s’agit toujours de faire de l’enquête sur ces questions une actions démocratique, au sens de John Dewey. Cela concerne évidemment les usagères et les usagers, bien sûr, mais aussi les piscinistes, les plombiers, les chauffagistes qui vivent de cette activité. Il faut aussi associer toutes les personnes impliquées ou attachées à des pratiques, des activités professionnelles, des infrastructures, des services, la fraîcheur, etc. Ensuite, on doit leur demander s'il faut renoncer à ces activités ou non, à quoi réaffecter les infrastructures, comment maintenir une partie du service rendu par ces piscines, peut-être sans les maintenir toutes, comment assurer leur approvisionnement...



« Personne n'est aujourd'hui en mesure de poser sérieusement ces arbitrages, encore moins de trancher. Ce sont les personnes impliquées qui, si on leur donne les outils, pourront décider démocratiquement. »



Il convient donc de mettre en place ces dispositifs d'enquête démocratique pour répondre à ces questions. Car personne n'est aujourd'hui en mesure de poser sérieusement ces arbitrages, encore moins de trancher. Ce sont les personnes impliquées qui, si on leur donne les outils, pourront décider démocratiquement. Et j'entends par là une capacité à enquêter, à se mêler des problèmes dans lesquels on n'était pas impliqué autrefois – ce qui est très différent de la « participation » comme on l'entend aujourd'hui.


Les institutions, elles, sans aide, ne sont pas en mesure de travailler ces questions, qui plus est démocratiquement : les outils, les connaissances ou les approches pour le faire font défaut même si on peut et on doit remobiliser des savoir, des institutions et des méthodologies existantes à cette fin. L’idée qu'il est impossible d'associer les publics aux politiques de renoncement dominait. Or, ce fut possible. Avec suffisamment de soin, on peut faire de cette question du renoncement un sujet démocratique. Et comme personne ne veut arbitrer, on a intérêt aussi à faire intervenir les publics pour éviter des décisions technocratiques qui génèrent en retour un très fort rejet.


Q: Vous parlez d' « autogestion écologique » : y a-t-il un lien avec la gestion par les communs ?


A.M. : Effectivement, l'une des manières d'envisager l'autogestion aujourd'hui, ce sont les « communs » ou les « communs négatifs », qui peuvent être vus comme un exercice de démocratie radicale.


L'obstacle principal c'est bien sûr le fait que très peu d'entreprises sont des lieux démocratiques. C'est pour ça que le management a été développé, pour pouvoir gérer des organisations sans avoir recours à la démocratie. Donc la question, c'est l'enveloppe, la forme que prennent les organisations, qui n'est pas ouverte à la démocratie ou à ces débats.


Et en même temps, le pilotage de ces organisations rencontre de plus en plus d'obstacles en l'état parce que leurs dirigeants ne sont pas en capacité de faire face à l'irruption de l'Anthropocène. Ce n'est pas une question morale : ce sont des enjeux de court et moyen terme qui exigent des formes d'anticipation. Et les formes actuelles au sein des organisations, liées à la concurrence, au marché, à la pression des actionnaires, etc. rendent difficile le développement de stratégies pour faire face aux enjeux écologiques. Il faut trouver autre chose et associer les travailleurs à ces décisions, car ils et elles ont aussi leur mot à dire sur le futur de leurs activités.


Il s’agit de solliciter les travailleurs pour réfléchir à ces questions non comme une « écologisation forcée », mais en leur demandant dans quelle direction aller, et comment les associer à ce mouvement. Donc peut-être que des activités doivent disparaître, mais il faut savoir ce que deviennent les salariés, et comment on opère ces redirections.



« Si l'enveloppe que constituent les organisations est un obstacle aux redirections écologiques nécessaires, alors c'est un obstacle qu'il va falloir faire sauter ; cela n’a rien de simple mais n’en reste pas moins nécessaire. »



Et là, on s'aperçoit qu'ils et elles ont un avis, des savoirs à faire valoir sur la manière dont on envisage la suite. Ce n'est pas du tout qu'ils n'ont pas de vision sur l'écologie ou qu'ils s'en moquent, mais très souvent ils et elles ne sont simplement pas sollicités ou se sentent très légitimement menacés par ces questions. Tout un ensemble de circonstances y concourt et notamment le fait que l'entreprise n’est pas, de facto, un commun. Alors qu'en réalité, le nombre de personnes qui pourraient s'occuper de ce commun est considérable, ce qui pourrait pallier un manque qu'on observe de la part du management et de la direction, en partie dépassés face à ces enjeux.


Je dis ça sans volonté de minimiser les tensions ; si l'enveloppe que constituent les organisations est un obstacle aux redirections écologiques nécessaires, alors c'est un obstacle qu'il va falloir faire sauter ; cela n’a rien de simple mais n’en reste pas moins nécessaire.


Et par ailleurs, il y a des initiatives qui cherchent à repenser les modèles de protection sociale pour accompagner les travailleurs dans leurs bifurcations, dans leurs souhaits de changer d’activité ou de se la réapproprier, voire de la transformer ou d’y mettre fin. La question se pose aussi en ces termes : comment développer un modèle de protection sociale permettant d'assurer la continuité dans l'emploi ou dans le travail par-delà les transformations de l'activité des salariés.


Il faut donc penser un cadre permettant aux gens de sauter le pas collectivement, et non plus seulement individuellement. Ce sont aussi de nouveaux outils de contestation de l'ordre établi, permettant en même temps de donner corps à des alternatives désirables. Ce sont des questions que se posent tout une série d'acteurs actuellement, des associations environnementales, des think tanks, des syndicats, etc. Peut-être que de la même manière qu'une « Sécurité Sociale de l'alimentation », on a besoin d'une nouvelles sécurité sociale du travail ou de l'emploi.


Q: Que penser des perspectives sur les « communs numériques » ? On peut citer par exemple les propositions de penseurs comme Evgeny Morozov qui propose une « propriété publique des données »[1], d'Intelligences Artificielles publiques. Comment abordez-vous les mouvements autour de la réappropriation collective des données et des outils qui en sont issus ?


A.M: Je suis un peu moins familier de l'actualité des discussions en matière de numérique. Je n'ai pas prétention à être particulièrement pertinent à propos de leurs derniers développements. Cependant, en discutant ces dernières années avec Lionel Maurel, deux choses me sont apparues. Les questions écologiques sont en quelque sorte entrées en conflit avec la manière dont des collectifs se politisaient autour de la question des communs numériques, sans être forcément techno-critiques à l'époque. Une contestation écologique de ces perspectives, inscrites par exemple dans la tradition des logiciels libres, et de leurs limitations a pu entraîner certaines formes de friction.



« Un démantèlement des GAFAM et une socialisation des plateformes me semblent des objectifs politiques tout à fait louables. »



Alors certain-es se sont réorientés vers un horizon plus techno-critique, tandis qu'il y avait un rejet, chez d'autres, des perspectives écologiques. Mais je trouve qu'une articulation entre les deux serait intéressante, tout en soulignant les limites des réponses qui ont été apportées jusqu'ici au développement de l'open source et du logiciel libre. Ils n'ont pas fondamentalement empêché la mainmise des GAFAM. En termes stratégiques et tactiques, ça n’a pas suffi, il faut tirer les leçons pour l'avenir.


Je considère par ailleurs essentiel – y compris dans une perspective de redirection, voire de renoncement – de prendre position s’agissant de l'existence des réseaux sociaux et des plateformes, notamment parce qu'on a vu qu'elles contribuaient à peser sur les élections et la vie démocratique en général. On l'a vu notamment au moment de l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis en 2016, et on continue à l’observer depuis le rachat de Twitter (ou X) par Elon Musk.


Est-ce qu'il ne faudrait pas alors imaginer des scénarios prospectifs ? Que se passerait-il par exemple si l’on imaginait un futur où des mesures écologiques qui auraient été prises mais où les GAFAM continuaient d'exister ? Et que penser du scénario inverse, où les GAFAM seraient démantelés mais sans avancées du point de vue des questions environnementales ?


La question de la socialisation des plateformes me semble essentielle pour l'avenir. C'est moins la question de la propriété des données personnelles, qui met en évidence de nombreuses limites, mais de savoir comment socialiser ces plateformes : non pas les nationaliser pour en faire une propriété de l’État, mais envisager une propriété collective, une service public (et un service au service du public) et les faire sortir du régime de la propriété privée.

Les contenus diffusés, les modèles économiques qui en émergent, les interactions qu'elles génèrent sont problématiques, et contribuent à rendre les débats toxiques, ce qui a de nombreuses implications politiques.


En tout cas, un démantèlement des GAFAM et une socialisation des plateformes me semblent des objectifs politiques tout à fait louables.


Q: Vous savez qu'un secrétariat général a été créé par Emmanuel Macron, à la « planification écologique ». C'est une idée qui a sans doute été inspirée du programme de la France Insoumise. Y a-t -il un intérêt à la « planification » dans la perspective que vous développez ? Et si oui, quelle forme prendrait-elle?


A.M. : C'est un point qui est effectivement très débattu. Il faut en effet se positionner sur la forme de planification : est-elle centralisée, décentralisée ? Est-ce qu'elle se fait, comme dans les travaux de Razmig Keucheyan, à partir des besoins, en distinguant les besoins réels des besoins artificiels ? C'est donc un enjeu de généralisation ou d'universalisation, car il faut se demander alors quels sont les besoins « basiques » ou essentiels.


Mais au-delà des besoins il y a des questions d'attachement : les milieux de vie conditionnent des besoins très différents. Je ne m'engage pas de ce point de vue-là sur la question des besoins parce qu'elle me semble appeler des réponses trop universalisantes. C'est une question qui va bien aux enjeux de la planification. Par contre, il me semble qu'il y a certainement des enjeux de planification à considérer.


Mais c'est surtout pour que l’État ne décroche pas vis-à-vis d'autres acteurs, comme les collectivités. A mon sens, aujourd'hui, c'est à ce niveau-là que les discussions sont beaucoup plus ouvertes, et ceci par la force des choses : il y a davantage de sensibilité aux enjeux de renoncement, de fermeture, etc. car ces acteurs y sont directement confrontés, et de manière croissantes.



« Il s'agit donc de partir du niveau des collectivités où bâtir de nouveaux dispositifs démocratiques, qui peuvent ensuite venir se greffer sur des institutions existantes. Ou alors de créer des dispositifs de contestation, qui viennent bousculer l'ordre établi pour se réapproprier démocratiquement les enjeux de traitement des « communs négatifs ». »



C'est visible dans le Sud-Est de la France, dans le Var, une région où les collectivités sont dirigées par la droite ou l'extrême-droite. Ou encore dans le pays de Fayence, où les maires ont décidé d'arrêter la construction neuve pour préserver la ressource en eau. C'est une mesure d'urgence, certes, mais aussi d'anticipation d'une certaine manière. Les maires n'ont pas de mode d'emploi pour savoir comment réagir face à la fragilisation de l'accès à une ressource aussi importante qu'est l'eau. Ils commencent donc à prendre des mesures, pratiques et symboliques, d'envergure. Interdire la construction dans le Sud-Est, c’est tout sauf anodin.


Des cas similaires émergent un peu partout, alors qu'il n'y a pas de cohérence dans les politiques nationales. On pourrait à minima imaginer une planification qui prend acte du fait que ces questions de renoncement surgissent partout. Un numéro de la Gazette des Communes avait été consacré aux questions de renoncement en février 2023, qui présentait de nombreux exemples. On voit donc qu'au niveau collectivités, on en parle alors que ce discours commence à peine à être audible au niveau de l’État.


Comment envisage-t-on alors les institutions démocratiques pour s'approprier ces questions, et ce à différentes échelles ? C'est ici que revient la question des communs. Il s'agit donc de partir du niveau des collectivités où bâtir de nouveaux dispositifs démocratiques, qui peuvent ensuite venir se greffer sur des institutions existantes. Ou alors de créer des dispositifs de contestation, qui viennent bousculer l'ordre établi pour se réapproprier démocratiquement les enjeux de traitement des « communs négatifs ». Je n'ai pas de religion en la matière, ça dépend des objets et des endroits, et des histoires spécifiques.


En tout cas, l'angle de la redirection écologique substitue à la question des besoins celle des attachements et des dépendances. Comme le dit le sociologue Antoine Hennion, les attachements, c'est ce à quoi on tient et ce qui nous tient. Il y a cette double dimension affective et de dépendance, qui tient compte aussi des ambiguïtés : on peut tenir à quelque chose qui nous tient en retour. Et puis il y a aussi des attachements qui ne sont que pesants.

Notamment en matière de numérique : le fait de devoir passer par un smartphone pour accéder à des dispositifs numériques et des services publics, ce sont des attachements nouveaux qui sont problématiques et le seront davantage à l'avenir.


Donc comment cartographier ces attachements, et qui s'en occupe ? Ça ne peut pas se faire de manière technocratique et centralisée : ce sont les personnes elles-mêmes qui sont expertes à propos de leurs propres attachements. On ne peut pas faire le travail sans elles ; l'approche que je développe avec mes collègues Emmanuel Bonnet et Diego Landivar propose alors d'enquêter avec personnes concernées pour identifier ces attachements. Et à partir de là, trouver des manières d'opérer des dés-attachements mais en procédant de la manière la plus juste possible et la moins brutale possible. Il faut ensuite envisager des formes de ré-attachements, parce qu'on ne peut pas se dés-attacher des activités et des infrastructures sans proposer quelque chose derrière.


Est-ce que les politiques publiques sont en capacité d'opérer de la sorte au niveau national ? J'ai plus qu'un doute, mais ça commence à d'autres échelles où des collectifs prennent l'initiative et sont ensuite suivis par des institutions qui se réapproprient ces enjeux de renoncement. Ceci avec plus ou moins de confrontation ou de violence. Qui est parfois très symbolique : dans le cas de Sainte-Soline, la confrontation se faisait autour d'un trou. L'enjeu principal pour l’État était de ne pas perdre la face. Et c’est précisément autour de tels enjeux que la violence explose.


Q: La question du rôle de l’État se pose, celui-ci étant un acteur incontournable de ces politiques de renoncement ou de bifurcation. Or, on l'a vu par exemple avec les manifestations anti-bassines à Sainte-Soline, il peut s'y opposer brutalement. Que faire lorsqu'il n'est pas un partenaire mais un adversaire ?


A.M.: C'est une vraie question. La position des syndicats est celle d'un « entre-deux », c'est-à-dire qu'ils contestent souvent des positions de l’État, mais en même temps, ils travaillent avec lui.

Parce qu'ils reconnaissent, par exemple sur la question des communs que nous évoquions tout à l'heure, qu’elle peut introduire des formes de démocratie radicale, une réappropriation de certaines réalités au titre de communs, mais qui n'a pas forcément de traduction dans le droit.


Ce qui n'empêche pas de travailler sur ces questions, en menant par exemple une stratégie de validation par l’État, sans renoncer à le contester, et d'avoir une conception ascendante du droit, en travaillant à faire émerger de nouvelles normes sociales, de nouveaux dispositifs, et ensuite les faire entériner politiquement.



« Il y a bien des politiques néolibérales, de casse des objectifs environnementaux, mais d’autres mesures avancent en parallèle, au niveau technocratique. Le relais étatique avec sa temporalité particulière, n'est pas forcément le seul à envisager à cet égard. »



Mais effectivement, la situation est compliquée, Emmanuel Macron a demandé en mai 2023 par exemple la mise en pause des nouveaux projets de réglementations européennes sur l'environnement. Mais en réalité, c’est plus compliqué que ça : il y a aussi des directives européennes, comme l'interdiction des moteurs thermiques d'ici à 2036, ou françaises, comme la stratégie nationale bas carbone, ou encore des discussions pour envisager des politiques de réduction de la consommation de viande dans les tuyaux. Donc je dirais qu’on est dans un paysage plus contrasté qui, pour cette raison, est d’ailleurs illisible, ce qui génère beaucoup de confusion.


Il y a bien une stratégie de fond qui a été entérinée : les accords de Paris ne sont pas respectés, mais ils ont été signés. Malgré tout, il y a des choses qui avancent et, bien que totalement insuffisant, le business as usual d’aujourd’hui n’est pas le même qu’il y a dix ans. Je le répète, on fait face à des politiques largement contradictoires, qui sont par conséquent illisibles ce qui peut engendrer des réactions violentes, car certaines décisions sont vécues comme injustes (et le sont parfois).


Il y a bien des politiques néolibérales, de casse des objectifs environnementaux, mais d’autres mesures avancent en parallèle, au niveau technocratique. Le relais étatique avec sa temporalité particulière, n'est pas forcément le seul à envisager à cet égard. D’autres institutions jouent aussi contre l’État : on a vu récemment le Conseil d’État, qui est sollicité souvent par des associations, appeler l’État au respect de ses propres engagements. Le Conseil d’État n'est pas non plus un fauteur de trouble, mais il y a un mouvement et une pression internationale qui jouent et qui l'amènent à endosser ce rôle-là.


Les institutions ne sont pas nécessairement alignées, et du fait de ce désalignement-là, il y a des leviers pour l'action. L'exemple-type, ce sont les Pays-Bas. Il faudrait également parler du lien entre l’État et les collectivités, qui n'est pas sans tensions…



Q: Vous écrivez dans votre livre Politiser le renoncement la phrase suivante :« la désertion suppose que certains corps demeurent incarcérés et travaillent au maintien des infrastructures auxquelles, malgré ses efforts et sa volonté, on n'échappe jamais complètement » (p.95)

Quel rapport entretenez-vous avec d'autres manières de politiser les enjeux environnementaux ? Entre les déserteurs, les saboteurs, et les partisans de la bifurcation, quelle est votre position ? Et le sabotage ? Ces choix tactiques ou stratégiques sont-ils complémentaires des vôtres ? Ou au contraire pensez-vous qu'ils sont contre-productifs ?


A.M. : Sur la désertion, je trouve qu'elle laisse de côté un certain nombre d'enjeux, et le risque est d'adopter une vision où toutes les institutions sont vues uniquement sous leur jour le plus négatif. Celles et ceux qui peuvent déserter, comme le disent les étudiants qui ont prononcé le discours d'AgroParis Tech, n'ont pas d'enfants, pas de crédit à rembourser, toutes ces contraintes qui peuvent empêcher ou limiter des formes d'engagement jugées plus radicales. Ils et elles peuvent donc s'émanciper d'un certain nombre de réalités institutionnelles. C'est cette forme de « destitution » qui fonde la possibilité de critiquer l'ordre établi.



« Il fallait, je pense ouvrir une autre perspective non seulement pour les travailleurs mais aussi pour les personnes âgées, malades ou en situation de handicap et qui ne peuvent pas fuir ces situations. Si on a la capacité de le faire, pourquoi pas, mais tout le monde ne peut pas [déserter]. »



Alors c'est une possibilité, mais elle ne reconnaît pas que nous sommes toutes et tous attaché-es à des niveaux variables. Même celles et ceux qui désertent ne quittent pas tout ; ils se recréent leurs propres attachements, et se retrouvent indirectement liés à des choses avec lesquelles ils auraient voulu rompre définitivement.


Je pense qu'il faut déjà reconnaître ces attachements-là, et développer des approches ou des réponses qui peuvent inclure toutes les personnes qui n'ont pas les moyens de déserter, car cela concerne une minorité. Si l’on considère qu'elle est la seule à agir ou à pouvoir agir, on se prive de beaucoup de leviers d'action.


Donc je ne conteste pas du tout que ce choix soit envisagé, mais on ne peut écarter d’autres options. Parce que dans ce cas-là, les questions du travail que nous évoquions ne rentrent le cadre ainsi posé. Et on laisse de côté des dizaines de millions de personnes. Il faut aussi, du point de vue des enjeux stratégiques, que ce ne soit pas la seule position qui est mise en avant.


Je pense qu'il faut construire des perspectives complémentaires : la séquence récente avec la contestation de la réforme des retraites était intéressante précisément du fait de la centralité de la question du travail.


La redirection écologique essaie d'ouvrir ce champ, afin qu'il n'y ait pas que le positionnement des déserteurs qui soit reconnu comme légitime, car ce sont principalement des étudiants très diplômés ou qui – à lire leur manifeste – ne sont pas en situation de handicap. Ce qui limite quand même le nombre de personnes pouvant choisir cette voie.


J'insiste sur la question des corps, parce que c'est une question sur laquelle les étudiants d'AgroParis Tech revenaient beaucoup dans leur discours : ils voulaient se mettre en situation de « remobiliser » leur corps, en dehors des espaces d'apprentissage académique, aller travailler au contact de la nature. Je trouvais que cette insistance sur le corps en bonne santé, en opposition avec les corps usés, posait quelques problèmes : il fallait, je pense ouvrir une autre perspective non seulement pour les travailleurs mais aussi pour les personnes âgées, malades ou en situation de handicap et qui ne peuvent pas fuir ces situations. Si on a la capacité de le faire, pourquoi pas, mais tout le monde ne le peut pas.


Et le sabotage ? Ces choix tactiques ou stratégiques sont-ils complémentaires des vôtres ? Ou au contraire pensez-vous qu'ils sont contre-productifs ?


A.M. : Concernant le sabotage, c'est une question intéressante qui revient sur le devant de la scène. On parle moins de saboter maintenant que de désarmer, pour éviter certaines connotations. Je crois déjà que ça recouvre des formes très différentes d'action : la question, c'est aussi de savoir ce qu'on entend par là.


Je ne défends pas l'idée naïve que l'enquête de terrain, autour des politiques de renoncement, aboutira forcément à des situations apaisées de dialogue et permettra de contourner toutes les impasses. Ce n'est pas la position de John Dewey, pour qui la démocratie c'est la capacité à enquêter et à se mêler de problèmes auxquels on n'était pas associé. Et pour lui, le rapport de force pouvait être tout à fait nécessaire afin de maintenir cette capacité à enquêter. Il pensait notamment aux grandes grèves de Chicago au début du XXe siècle, extrêmement violentes, avec une répression qui a fait plusieurs morts. Et il envisageait effectivement la nécessité d'un rapport de force.



« Il y a un enjeu à apprendre comment organiser de bonnes fermetures et de bons démantèlements, par opposition aux délocalisations et aux plans sociaux. »



La question est donc : que fait-on de ce rapport de force et de cette coercition ? Pour Dewey, il ne faut pas qu'ils viennent faire obstacle à la capacité d'enquêter. On peut donc tout à fait discuter de stratégie, envisager des rapports de force, mais il doit rendre possible et entretenir cette dimension d'enquête.


Par exemple, les collectifs anti-bassines développent aussi une expertise qui m'intéresse beaucoup, qu'ils font valoir devant les tribunaux. On est toujours dans cette tension vis-à-vis des institutions ; sans les délégitimer totalement, on cherche aussi des leviers afin de contester un certain nombre de trajectoires. Les organes juridiques deviennent aussi des acteurs auxquels on peut s’adresser pour prolonger ces contestations.


Il faut envisager la question du sabotage d’un point de vue tactique ou stratégique. Le discours sur le sabotage est toujours lié à la gauche ou à l’extrême-gauche. Et on n’envisage jamais qu’il y ait du sabotage d’extrême droite – pourtant il existe déjà. Des militants d’extrême-droite ou fondamentalistes qui font sauter des cliniques anti-avortement, ou qui assassinent des médecins, c'est du sabotage/terrorisme. Il y a parfois une forme de fascination pour la violence, comme un rejet des stratégies non-violentes.


En fait, si on élargit le spectre, je pense que la question de la violence et du sabotage n'a jamais vraiment disparu. Par contre, elle a été appropriée aussi par d'autres acteurs d'extrême-droite – au sens large. Il ne faut pas être naïf en ayant une vision uniquement à gauche des rapports à la violence. Il faut comprendre que si on légitime le sabotage, il sera sans doute récupéré par l'extrême-droite, et il le sera plus violemment et plus largement.


D’un autre côté, les actions de sabotages créent aussi des précédents porteurs d’une force symbolique – qui se traduit par des effets concrets. Je peux tout à fait l’entendre.


Stratégiquement, si on regarde les événements de Sainte-Soline, certaines des critiques les plus radicales ne sont pas du côté de l’État qui qualifie les manifestants d' « écoterroristes », mais au sein du mouvement lui-même. Les critiques aux Soulèvements de la Terre portent sur leurs choix stratégiques, sur le fait qu'on a envoyé des militants à l'affrontement, sur la centralisation du mouvement et la manière dont les choix y sont faits. Je ne me mêle pas de ça, mais j'observe que des critiques sur les manières de procéder émergent également depuis l'intérieur du mouvement.


Ça nous montre bien qu'il n'y a pas d’unanimité en matière de stratégie. Et il faudrait poser ces enjeux moins d'ailleurs comme des enjeux idéologiques – sabotage ou pas sabotage – mais comme des enjeux de cette nature : quoi faire, comment, avec quels risques, pour quelles conséquences, etc.



« Il y a sans doute de la complémentarité entre le fait qu'il y a des déserteurs qui font pression sur les organisations et le fait de réinvestir le travail comme un des lieux à partir desquels doit s'opérer la redirection écologique. »



Je m'appuie dans mon livre sur une position qui n'est pas uniquement celle de ceux qui peuvent saboter et qui acceptent de mettre en danger leur intégrité physique, ce qui suppose déjà qu'on ait une intégrité physique qu'on peut mettre en danger – et je comprends que ça puisse décevoir certains publics. Je propose de regarder du côté de ce que Langdon Winner appelle un « luddisme épistémique ». Il explique qu'on a un déficit en matière de connaissance : on ne sait pas s'empêcher de faire, on ne sait pas défaire des projets, etc.


Le sabotage, s'il peut être une réponse ponctuelle, je pense, n'en est pas une à moyen terme. Il y a un enjeu à apprendre comment organiser de bonnes fermetures et de bons démantèlements, par opposition aux délocalisations et aux plans sociaux. Il y a un enjeu à multiplier les expériences et les connaissances aussi hors de la perspective du sabotage, aussi parce qu'elle est instrumentalisée par la puissance publique. C'est ce qu'elle a tenté de faire à Sainte-Soline, et ça renforcé le discours autour de l' « écoterrorisme ». Fallait-il risquer de le légitimer à ce point pour attaquer un trou ? Je n'ai pas la réponse, mais c'est une question de stratégie : il faut la poser en ces termes.


Des enjeux existent à côté de ces questions ponctuelles qui tournent autour du fait de ne pas perdre la face, ou de la faire perdre à son opposant. On peut changer de perspective, en se demandant par exemple comment proposer des échappatoires aux acteurs qui ne veulent pas perdre la face, afin d'éviter la violence – qui est notamment du côté de l’État. Je repense par exemple au discours de la préfète de Notre-Dame des Landes à l'époque de la contestation : elle avait reçu pour consigne que l’État renonçait au projet, mais qu'il ne devait pas perdre la face, et qu'il fallait éviter les morts.


On avait l'impression d'une gigantomachie opposant les zadistes et l’État, mais le vrai combat, c'était pour l’État de donner l'impression qu'il n'avait pas perdu. C'est, je pense, la réalité crue des institutions à laquelle il faut s'adresser.


Q: Vous vous adressez à un public différent de celui d'Andreas Mälm (auteur de Comment saboter un Pipeline) ?


A.M. : Oui, c'est vrai, je m'adresse à un public un peu différent, sans qu'il y ait forcément d'incompatibilité. Par contre, je partage avec lui son refus d'un certain cadrage de l'écologie, notamment autour des propositions malthusiennes de l'écologie, proposant de revenir sous un certain seuil d'habitants sur terre – sans jamais préciser comment on y arrive.


Je dirais que ce sont plutôt des complémentarités. Ses propositions peuvent inspirer, et en même temps, elles ont aussi un caractère limité que lui aussi perçoit tout à fait. Ça ne couvre pas le spectre de toutes les possibilités. Nos temporalités et nos publics ne sont pas forcément les mêmes. Il y a sans doute de la complémentarité entre le fait qu'il y a des déserteurs qui font pression sur les organisations, qui ont peur de ne plus pouvoir recruter à l'avenir – l'une des grandes craintes de Total – et le fait de réinvestir le travail comme un des lieux à partir desquels doit s'opérer la redirection écologique. On peut tout à fait envisager cela comme des stratégies en tenaille, il faudrait revoir les positions de chacun pour qu'il y ait un accord et non une opposition entre ces positions.



Q: Certaines expressions que vous employez semblent faire allusion à la théorie marxiste : vous parlez de « contradictions » à saisir, d'une certaine manière vous défendez une certaine forme de « praxis », vous parlez d'auto-organisation des travailleurs, de manières d'appropriation de l'outil de travail, de dépassement du capitalisme...

Ces références sont-elles voulues ? Quel rapport entretenez-vous avec la tradition marxiste ?


A.M. : Je pense en tout cas qu'il ne faut pas tomber dans une critique du capitalisme qui tournerait un peu à vide. Il y a un risque même à mobiliser ce terme. Je préfère parler aujourd'hui d'économie des actifs pour rendre compte de la forme d'économie politique dans laquelle nous vivons aujourd'hui. Et l’on apprend beaucoup en lisant la presse économique internationale – en cela je rejoins en effet Engels ! Je ne veux pas faire du capitalisme une sorte de totem, je crois que le problème l'excède, à l’instar de Dipesh Chakrabarty. En même temps on ne peut pas se cacher derrière son petit doigt.



« Dans la perspective de Politiser le renoncement, je voulais intégrer une dimension liée au travail, aux rapports de force, et une autre liée aux à la double question du négatif et du soustractif. »



Je me suis formé à la philosophie analytique. Et puis j'ai beaucoup lu les travaux de Bruno Latour, ce qui était très présent dans mon précédent livre [Héritage et Fermeture]. Je suis désormais un peu plus critique du « dernier » Bruno Latour, sans renier ma dette à son égard. Mais il m'a semblé qu'à partir de positions qui étaient les miennes au départ, héritées de Bruno Latour, de John Dewey, et des STS [Science and Technology Studies], il fallait commencer à restituer à Dewey sa vision non irénique des choses.


Et il fallait aussi ajouter des problématiques qui ne sont pas très présentes : chez Latour, il n'y a pas beaucoup de travailleurs et de travailleuses, dans l’écologie politique la question du handicap et du validisme, des personnes trans et de la transphobie, etc. sont abordées avec de grandes difficultés.


Si je reviens sur la question du travail, difficile de ne pas l’aborder en empruntant au marxisme. Pour autant, je ne suis pas spécialiste de Marx, même si sa pensée m'intéresse, bien sûr. Et d'ailleurs avant Marx il y avait Hegel : d'ailleurs il y a un dialogue sourd entre Latour et Hegel qu'il faudrait expliciter dans des travaux futurs – mais ce n’est pas prioritaire au regard des enjeux à traiter… !


En tout cas, si on veut réimporter ces thématiques, le faire avec un vocabulaire qui n'est pas issu de Latour et des STS, d'une certaine manière c'est assez logique, du fait qu’il s’agit d’un point aveugle. Tout en conservant certains acquis, dans la perspective de Politiser le renoncement, je voulais intégrer une dimension liée au travail, aux rapports de force, et une autre liée aux à la double question du négatif et du soustractif. Et ces éléments complémentaires, je voulais les formuler en des termes qui font référence à des traditions bien établies, ce qui est aussi une manière de ne pas réinventer l'eau tiède. Il y a sans doute des choses, au sein de ces traditions qu'il faut savoir se réapproprier, tout en restant libre d’instaurer avec elles de nouvelles conditions de dialogue et d’échange.


C'est ce que j'ai fait en gardant ce qui m'intéressait chez Bruno Latour, tout en m'intéressant au devenir des travailleurs, qui n'occupent pas une place éminente dans sa perspective. Y compris dans son dernier livre, écrit avec Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique. Finalement, la classe qu'il y envisage n'est peut-être pas la classe productive des travailleurs, qui est laissée de côté. C'est presque une classe un peu managériale, ce qui peut d’ailleurs ouvrir des perspectives et des réflexions intéressants.


Donc oui, c'est une liberté de remobiliser la tradition marxiste, et les questions dont elle s'est saisie, qui me semblent très importante. La question du travail, ces dernières années, ne m'a pas semblé extrêmement centrale dans ces traditions, comparée à la question du vivant alors que je pense que c'est un levier fondamental pour la redirection écologique. Idem pour la technique, mais c’est un autre chantier auquel je m’attelle…

[1]https://www.theguardian.com/technology/2018/mar/31/big-data-lie-exposed-simply-blaming-facebook-wont-fix-reclaim-private-information



Cet entretien a été réalisé par Thomas Le Bonniec, en octobre 2023. Thomas est sociologue et doctorant en intelligence artificielle, sur les travailleurs du numérique et les régulations sur la protection des données.


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