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Penser les stocks et flux d’énergie pour mieux comprendre la transition énergétique


Thomas Lapi¹, Christophe Goupil¹

¹ Université de Paris-Cité – Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain (LIED, CNRS, UMR 8236)



La « transition énergétique » est aujourd’hui largement envisagée comme un processus de transformation sociétale, visant à développer de nouvelles sources d’énergie plus vertueuses pour l’environnement. Face aux défis climatiques, ce processus consisterait à remplacer progressivement des énergies carbonées de stock par des sources d’énergie de flux renouvelables, comparativement moins carbonées. Pour autant, la « transition énergétique » s’inscrit dans un ensemble de systèmes complexes interconnectés : biosphère, cryosphère, hydrosphère, géosphère et atmosphère, dont les implications dépassent largement l’enjeu climatique, et soulèvent des contraintes de natures différentes (biodiversité, agriculture, matériaux, pollutions diverses et variées, justice sociale, droit de l’Homme, etc.). Dans cet article, nous proposons une grille d’analyse interdisciplinaire de la soutenabilité à partir des notions « stock » et « flux » en complément des notions plus habituelles : « renouvelable » et « non-renouvelable ». Ces notions constituent des clés de lecture pour envisager la décroissance par le prisme de la soutenabilité.



L’Énergie solaire ou l’origine du monde vivant


Le flux solaire et la contrainte spatiale, 200 W/m²


La première source d’énergie à laquelle le vivant doit son existence, c’est l’énergie solaire. Lorsqu’elle entre en contact avec la surface de la Terre, l’énergie solaire se présente sous la forme d’un flux, d’une puissance moyenne d’environ 200 W/m². La contrainte spatiale est le premier facteur limitant pour l’accès à l’énergie solaire (après la contrainte temporelle induite par la rotation de la Terre sur elle-même). Autrement dit, il est impossible de dépasser la puissance maximum du flux (environ 200 W/m²), car il est tout simplement impossible d’agir sur la source (le soleil).


Ainsi, pour obtenir plus de puissance, et donc accéder à plus d’énergie, le meilleur moyen est encore d’augmenter la surface d’exposition. C’est directement ce que font les plantes. Elles optimisent l’exposition des feuilles avec les rayons du soleil, afin de produire de la biomasse via la photosynthèse.



C’est aussi ce que font tous les êtres vivants, de manière indirecte en puisant leur énergie dans la chaîne trophique : ils se nourrissent, directement ou indirectement, de stock de végétaux qui sont autant d’énergie solaire accumulée. Les plantes « mangent » de l’énergie solaire ; les herbivores « mangent » des plantes qui ont « mangé » de l’énergie solaire ; les carnivores « mangent » des herbivores qui ont « mangé » des plantes qui ont « mangé » de l’énergie solaire. Les humains n’échappent pas à cette règle fondamentale, et comme le rappelle Vaclav Smil, nous sommes des « fermiers du soleil ».


Ainsi, l’énergie solaire se disperse à travers toutes les espèces vivantes et chacune consomme durablement la part d’énergie qui lui est allouée en puisant dans la chaîne trophique (ou chaîne alimentaire). Lorsqu’une espèce dépasse cette part, elle épuise sa source de nourriture et elle subit les boucles de rétroaction naturelle. Cela survient, par exemple, lorsque les lynx ont consommé plus que leur « part d’énergie » dans la population de lièvre, tel que mis en évidence par les modèles prédateurs/proie d’Alfred Lotka et Vito Volterra dès le début du XXème siècle. Dans les conditions de flux, la quête perpétuelle de cette « part d’énergie » qui nous est allouée correspond à la recherche d’un équilibre dans un écosystème. L’accès à l’énergie apparaît ainsi comme l’un des éléments fondamentaux pour comprendre les dynamiques du vivant.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que la majorité des êtres vivants est localisée autour de la surface de contact des rayons solaires avec la Terre. En effet, les plantes représentent environ 80% de toute la biomasse et l’écrasante majorité des autres taxons (bactéries, champignons, animaux, etc.) vivent également proche de la surface de contact des rayons du soleil avec la Terre.


Stocker l’énergie solaire : l’agriculture et la genèse des hydrocarbures


Toutefois, les énergies de flux ont un caractère inconstant. De fait, les conditions de flux impliquent de gérer la discontinuité des apports énergétique au cours de l’année, notamment dans le régime alimentaire (en particulier en hiver). La maîtrise du stockage apparaît ainsi comme le moyen de s’émanciper de ces conditions, et sa quête est un vieux déterminant de l’être humain. À titre d’exemple, les groupes de chasseurs cueilleurs ont développé très tôt des techniques qui rendent le stockage et la conservation possible, telles que le séchage et le fumage, comme l’ont démontré les travaux de l’ethnologue Alain Testart. Mais la maîtrise du stockage de l’énergie n'est propulsée à grande échelle qu’au néolithique, il y a environ 10 000 ans. En effet, les végétaux, et tous les êtres vivants par ailleurs, constituent des petits stocks d’énergie qui peuvent être cultivés pour être consommés un jour.


Uruk, Mésopotamie

L'émergence de l’agriculture au néolithique a permis d’augmenter massivement la production de nourriture, et les êtres humains ont ainsi pu déployer pleinement leur capacité à stocker et à conserver l’énergie au cours de longue période. Or, stockage et conservation de l’énergie sont les conditions permettant la sédentarité, qui émerge dans le même temps avec les villes emblématiques Ur et Uruk en Mésopotamie.

Puis, il y a environ deux siècles, l’être humain a découvert le moyen de s’émanciper encore un peu plus des conditions de flux, en accédant à d’immenses stocks d’énergie solaire accumulés dans le sous-sol : les énergies fossiles. En effet, le pétrole, le gaz et le charbon peuvent être perçus comme des stocks d’énergie solaire, mais sous la forme fossilisée, puisqu’ils proviennent de la matière organique (plancton, algues, fougères, etc.). Les stocks d’hydrocarbures étant le résultat de l’accumulation et de la transformation de cette matière organique sur plusieurs millions d’années, ils ne se renouvelleront pas à l’échelle des civilisations humaines.


Ghawar, Arabie Saoudite

Certains sont titanesques, à l’instar de Ghawar, le plus grand champ de pétrole de la planète, qui s’étale sur environ 300 km dans le désert saoudien et dont les réserves totales sont estimées à 100 milliards de barils (soit la contenance d’environ 5 millions des piscines olympiques en pétrole).




Depuis plus d’un siècle maintenant, les êtres humains puisent dans ces géants réservoirs d’énergie à un rythme effréné, et modifient leur environnement en conséquence. Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est que les énergies fossiles ne se présentent pas sous la forme d’un flux, mais sous la forme d’un stock d’énergie. En puisant dans ce stock fossile, notre espèce se déconnecte des rythmes imposés par le flux, et peut dépasser à son bon vouloir la fraction d’énergie qu’elle devrait normalement consommer en puisant seulement dans la chaîne alimentaire. D’autre part, le contenu énergétique des énergies fossiles (appelé densité énergétique) dépasse largement celui des aliments, tel qu’illustré sur le graphique ce dessous :


Figure 1 : Illustration graphique de la différence de densité énergétique entre les aliments et les énergies fossiles en MJ/kg. La densité énergétique de l’huile de tournesol est relativement proche de celle des hydrocarbures, ce qui rend possible son utilisation dans un moteur à combustion interne. Les données sont issues de sources diverses, principalement CEA et la Société Chimique de France.


Enfin, l’énergie contenue dans les hydrocarbures est transformée grâce à des nouveaux convertisseurs, inventés pour l’occasion : les machines. Ces exosquelettes mécaniques peuvent casser les liaisons carbone-hydrogène (C-H), et convertir l’énergie libérée en un service utile. Les machines sont les intermédiaires qui ont permis le découplage relatif entre l’énergie et l’espace, dans de nouvelles temporalités.


L’accès au stock fossile : moteur du découplage spatial et temporel de l’accès à l’énergie


Disposer du stock, maîtriser la puissance


L’utilisation des stocks d’énergies fossiles a permis d’agir sur un facteur déterminant, trop souvent relégué au second rang dans les discussions sur la transition énergétique : la puissance, mesurée en watt (W). Alors que la puissance solaire moyenne est un flux d’environ 200 W/m², le charbon, le pétrole et le gaz se présentent sous forme de stock. Il est donc possible de choisir la vitesse à laquelle on utilise l’énergie, et donc d’agir sur la puissance mise en œuvre. La puissance, c’est le débit de l’énergie qui s’exprime selon la formule suivante :


P = E / t


P = Puissance, mesurée en watt (W)

E = Energie, mesurée en joule (J)

t = Temps, mesuré en secondes (s)


La liberté d’action sur la puissance est un élément de distinction entre les sociétés modernes et les sociétés préindustrielles. Ce sont des mouvements qui structurent l’organisation du quotidien, tels que : en augmentant la quantité de gaz brulé pour chauffer de l’eau, en mettant en route le micro-onde pour chauffer plus vite les aliments, ou encore en utilisant plus rapidement son plein d’essence au profit d’une vitesse/accélération plus intense. Plus on transforme l’énergie rapidement, plus la puissance déployée augmente, et plus on est capable de changer rapidement notre environnement.


À titre d’exemple, le contenu énergétique de 1 kg de diesel est d’environ 42 mégajoules (MJ). La vitesse à laquelle on le transforme (en le brulant par exemple), va déterminer la puissance que l’on peut déployer pendant la durée de la transformation :

Figure 2 : Tableau illustrant le potentiel de puissance déployée par la transformation de 1 kg de diesel (pétrole), en fonction du temps. Réalisé par les auteurs.

Historiquement, l’agriculture est le moyen par lequel les êtres humains « récoltent » l’énergie dans l’environnement. Si l’on regarde l’évolution de la puissance investie dans l’agriculture, le déploiement de la puissance se manifeste par le remplacement des animaux de traits par des engins agricoles. En effet, le différentiel de puissance entre les engins motorisés, et le travail humain et animal a renforcé l’écart de productivité entre les pratiques agricoles paysannes et l’agriculture industrielle. Cette substitution, mise en lumière par les travaux de Petros Chatzimpiros et Souhil Harchaoui, est d’une rapidité fulgurante : avant 1945, la quasi-totalité de l’énergie investie provient indirectement du flux solaire à travers : l’alimentation des fermiers, le travail des animaux et leur entretien.


À partir des années 1970, la quasi-totalité du système agricole français repose sur des machines fonctionnant avec des énergies fossiles, dont la puissance dépasse d’au moins un ordre de grandeur celle déployée par leurs prédécesseurs. Ce phénomène est transposable à de nombreux secteurs : les transports, la construction, la sidérurgie, etc.


Aussi, il faut poser la question : peut-on faire la « transition énergétique », sans transition de puissance ? Autrement dit, peut-on réellement envisager un futur soutenable, sans que les puissances de nos installations ne décroissent ? Au premier quartile du XXIème siècle, il paraît hasardeux, si ce n’est risqué de parier sur cette éventualité.


Déconnexion avec le rythme des cycles biogéochimiques : la synthèse des engrais azotés


L’exploitation des énergies fossiles a renforcé la déconnexion avec les cycles naturels, et les sociétés humaines fonctionnent aujourd’hui sur des temporalités qui sont complètement façonnées par les conditions de stocks. L’utilisation massive des engrais azotés, produit via le procédé Haber-Bosch, est un exemple phare de cette déconnexion. Ce procédé permet de convertir une partie du gaz fossile en engrais azotés via la synthèse de l’ammoniac (NH₃). Or, la présence d’azote (N) dans les sols est une condition nécessaire à la croissance des la plupart des végétaux. Pour ces raisons, les paysans du monde préindustriel avaient recours à des périodes de jachère, et c’est encore une réalité dans beaucoup de pays du monde. Ces périodes de jachères permettaient d’attendre que le stock d’azote se renouvelle dans les sols, soit par dépôt atmosphérique soit par fixation biologique. Jusqu’au début du XXème siècle, le rythme d’entrée d’azote dans les sols représentait une limite à la production agricole, et déterminait la capacité nourricière d’un territoire donné selon une période de temps.


Lorsqu’au début du siècle dernier, on assiste à la découverte d’un procédé permettant de synthétiser artificiellement des engrais azotés à partir de gaz fossile, c’est une véritable rupture. En puisant dans un stock d’énergie fossile, la synthèse de l’ammoniac (NH3) permet de ne plus attendre le renouvellement des entrées d’azote pour fertiliser les sols. Il devient alors possible d’accroître significativement la productivité, au détriment de la vie du sol, qui s’appauvrie année après année. À la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, l’apport d’azote industriel dans les cultures a explosé, et a permis une hausse spectaculaire de la production agricole et un accroissement démographique sans précédent.


Figure 3 : Illustration de la transition énergétique dans l’agriculture en France de 1882 à 2013. Ce graphique est tiré des travaux de Petros Chatzimpiros et Souhil Harchaoui.

Alors que le pétrole, le charbon et le gaz ne sont d’aucune utilité alimentaire directe pour les humains, le procédé Haber-Bosch représente une exception, et pas des moindre puisqu’elle nourrit aujourd’hui plusieurs milliards de personnes sur Terre. Cependant, si ce nouvel apport d’énergie a permis une hausse extraordinaire de la productivité, il a renforcé la déconnexion avec le rythme des cycles naturels. Le système agricole repose à présent sur un stock d’énergie limité, qui, tôt ou tard, finira par se tarir.


L’accès à de nouveaux seuils de puissances et la maîtrise de la chimie ont ainsi achevé conjointement la substitution des conditions de flux, par des conditions de stock dans notre rapport à l’énergie. En somme, si ces transformations ont permis à une partie de l’humanité de devenir plus opulente que jamais auparavant, elles ont poussé encore plus loin la déconnexion avec le reste du monde vivant, ses temporalités et ses contraintes intrinsèques. La volonté de se reconnecter avec les rythmes des cycles naturels trouve aujourd’hui un écho dans les idéaux décroissants, qui offrent un cadre de pensée fertile pour envisager les chemins de progression vers cet objectif, et leurs implications multidimensionnelles pour la soutenabilité de nos systèmes.


Que faut-il retenir ? Voici quelques conclusions générales permettant de mettre en perspective nos principaux arguments :


L’espèce humaine a débuté une expérience énergétique à son insu il y a deux siècles, en s’émancipant provisoirement des conditions de flux. Le phénomène enclenché s’est avéré être irréversible, et totalement inédit dans l’histoire du vivant. La phase ascendante a été le corollaire de l’exploitation croissante des stocks d’énergies fossiles, et des améliorations technologiques qui ont été rendues possibles.


Pour autant, l’expérience n’est pas terminée. Des impacts systémiques inattendus sont à venir à l’échelle de plusieurs siècles. Il y a une forte probabilité pour que le XXIe siècle soit un point culminant pour notre espèce – au sens où le plus grand nombre de personnes auront disposé de la plus grande quantité d’énergie, de puissance et de matière possible, par personne. Ce que nous vivons représente une parenthèse dans l’histoire du vivant, un moment d’opulence extrême qui fascinera certainement nos descendants pendant les prochains millénaires.


Aussi, le cadre de réflexion sur la soutenabilité apparaît extrêmement complexe, et ne peut pas se restreindre à l’unique appellation : « transition énergétique ». Il devra intégrer les enjeux de transition de matériaux, d’espace et de temporalités (transition de puissance) pour mettre les sociétés humaines sur la voie de la soutenabilité. Ce défi demeure extraordinairement complexe, et nécessitera des efforts hors normes si l’on souhaite préserver les conditions d’habitabilité de la planète Terre. Il ne revient qu’à nous, en tant qu’espèce vivante, d’inventer la suite de l’histoire.




Auteurs

Thomas Lapi est diplômé du master 2 Énergie, Écologie, Sociétés de l’Université de Paris-Cité. Il va débuter sa thèse de doctorat au LIED à la fin de l’année 2022, sur le recyclage des batteries au lithium dans les pays du nord de l’Europe.

Christophe Goupil est professeur de Physique à l’Université de Paris-Cité, et chercheur au Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain (LIED).



Remerciements

Nous tenons à remercier Petros Chatzimpiros pour ses conseils durant la rédaction de cet article, ainsi que Mathilde Joly et Félix Ledoux pour leurs commentaires lors de la relecture. Thomas Lapi remercie également tous les anciens étudiants du master « Énergie, Écologie, Sociétés » à l’Université de Paris-Cité (année 2021-22), pour leur bienveillance et leur soutien lorsqu’il avait présenté ce sujet pour la première fois.


Sources

Bar-on Y. M. ; Phillips R. ; Milo R., “The biomass distribution on Earth”, PNAS 115, no 25 (2018): 6505‑65011, https://doi.org/10.1073/pnas.1711842115.

CEA. Site en ligne, Commissariat à l’Energie Atomique (2022) Consulté le 23/09/2022 https://www.cea.fr/

Durand, Bernard. “A History of Organic Geochemistry.” Oil & Gas Science and Technology - Rev. IFP 58, no. 2 (2003): 203–31.

Graeber, David, and David Wengrow. Au Commencement Était... Une Nouvelle Histoire de l’humanité. Les liens qui libèrent., 2021.

Harchaoui, Souhil, and Chatzimpiros Petros. Energy, Nitrogen, and Farm Surplus Transitions in Agriculture from Historical Data Modeling. France, 1882–2013.” Journal of Industrial Ecology 23, no. 2 (April 2019): 412–25. https://doi.org/10.1111/jiec.12760.

Harchaoui, Souhil. « Modélisation des transitions en agriculture : énergie, azote, et capacité nourricière de la France dans la longue durée (1882-2016) et prémices pour une généralisation à l’échelle mondiale ». Thèse de Géographie, Université de Paris, 2019. https://doi.org/10.1111/jiec.12760.

Smil, Vaclav. Enriching the Earth: Fritz Haber, Carl Bosch, and the Transformation of World Food Production. MIT Press. Cambridge, Massachusetts, 2004. Smil, Vaclav. Energy in Nature and Society: General Energetics of Complex Systems. Cambridge, Mass: The MIT Press, 2008.

SCF. Site en ligne, Société Chimique de France (2022). Consulté le 24/09/2022. https://new.societechimiquedefrance.fr/

Testart, Alain. Les Chasseurs-Cueilleurs Ou l’origine Des Inégalités. Société d’Ethnographie (Université Pari X-Nanterre). Paris, 1982.

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