« Le PIB compte la pollution atmosphérique, la publicité pour les cigarettes et même les ambulances qui nettoient les carnages sur nos autoroutes » s’écriait Robert Kennedy dans un discours de mars 1968. Les outils comptables traditionnels comme le PIB, le bilan ou le compte de résultat présentent en effet un biais colossal : ils indiquent exclusivement le niveau de production économique sans prendre en compte le moindre indice environnemental ou social. Par-là, ils nient radicalement la valeur inestimable de la nature et de la société. Tout au plus leur reconnaissent-ils le rang de marchandises lambda à échanger ou commercialiser. La négation des particularités de ces patrimoines participe à leur surexploitation, engendrant les destructions écologiques et les injustices sociales actuelles. A l’heure où la cohésion sociale interne de nos sociétés ainsi que les écosystèmes divers de notre planète font face à des menaces existentielles, la profonde inadéquation de ces indicateurs de richesses traditionnels avec les enjeux de notre siècle est indéniable et fortement préjudiciable. Il est impératif de concevoir et d’utiliser de nouveaux outils comptables capables d’identifier les véritables problématiques contemporaines, de permettre la conception de politiques adéquates, et de mesurer leur efficacité.
Face à la grande occultation des catastrophes sociales et environnementales permise par le mésusage des principaux outils comptables traditionnels, il faut permettre l’émergence d’indicateurs de richesse alternatifs. Ces derniers doivent pleinement remplir les trois rôles attendus d’un outil comptable utile. Premièrement, ils doivent permettre d’analyser et de comprendre les problématiques affrontées -en l’espèce les crises écologiques et sociales-. Deuxièmement, ils doivent aider à la bonne administration d’une organisation en proposant des critères d’évaluation bien identifiés. Troisièmement, ils doivent inviter à radicalement renouveler les conceptions usuelles de la valeur. Par conséquent, la définition d’un indicateur de richesse adapté à notre siècle revêt une importance politique significative. Ce dernier doit à la fois donner les clés de compréhension des défis environnementaux et sociaux rencontrés, permettre la redéfinition des objectifs des institutions publiques ou privées, et participer à la redéfinition de nos représentations du social et de la nature. En somme, il transforme profondément les objectifs poursuivis par l’organisation concernée.
En conséquence, la lutte politique et idéologique pour la définition de ces nouveaux indicateurs de richesses est âpre. Les nombreuses méthodes comptables développées ou d’ores et déjà employées défendent des conceptions de l’écologie et de la société extrêmement différentes. Certaines, dites à soutenabilité faible, relèvent davantage du greenwashing que d’une transition véritablement durable. D’autres, dites à soutenabilité forte, favorisent le salutaire changement de paradigme nécessaire.
Une caractéristique permet de reconnaître les outils « à soutenabilité forte » des autres. Un indicateur comptable véritablement adapté doit reconnaître la valeur intrinsèque de la nature et de la société et ne pas tenter de l’exprimer de manière monétaire. Certains outils sont en effet fondés sur le postulat erroné que le marché est capable d’attribuer son juste prix aux richesses sociales ou environnementales. Ces dernières ne seraient donc que des biens marchands à mieux intégrer sur les marchés afin qu’ils soient valorisés économiquement à la mesure de leur utilité. Cette approche est particulièrement dangereuse. Elle revient à penser que tout méfait environnemental ou social pourrait être compensé par un dédommagement financier comme si la déforestation ou l’émission de gaz à effet de serre pouvaient simplement être passées par pertes et profits. Bien au contraire, les atteintes à la nature et la société sont irrémédiables, l’acquittement d’une amende n’y change strictement rien. Par conséquent, un outil comptable à soutenabilité forte doit reconnaître que les patrimoines sociaux, naturels et économiques sont radicalement non substituables, et cesser de tenter de réduire des richesses inestimables à des montants monétaires.
Les nouveaux indicateurs de richesse à définir sont de deux types : le premier est d’avantage destiné institutions publiques tandis que le second s’adresse plus aux entreprises.
Un excellent exemple du premier type d’outils a été conçu par l’économiste Jean-Michel Harribey, membre du conseil scientifique de l’association Attac. Il l’a appelé l’Indicateur de Progrès Qualitatif (IPQ). Il permet d’agréger quatre variables mesurant le degré d’éducation, d’écologie, d’activité et de cohésion sociale.
Le degré d’éducation est égal à la moyenne pondérée du taux d’alphabétisation des adultes ;
Le degré d’écologie est mesuré par la moyenne arithmétique des coefficients de préservation des ressources en eau et de protection face à l’effet de serre ;
Le degré d’activité est égal au rapport entre temps libre total et temps disponible général ;
Le degré de cohésion nationale est approché par la moyenne des écarts de richesse entre les quintiles les plus riches de la population.
Chacune des quatre variables peut être analysée pour elle-même mais leur agrégation permet la formation d’un indicateur synthétique plus facilement lisible. Il permet de clairement déterminer les priorités des politiques publiques, de mesurer leur efficacité et de sortir du réductionnisme économique pratiqué par les indicateurs traditionnels.
Un parfait exemple du deuxième type d’outils comptables a été conçu par Jacques Richard et Alexandre Rambaud. Il s’agit de la méthode CARE. Elle propose d’inscrire au bilan des entreprises non plus seulement un unique capital financier mais trois capitaux bien distincts. Un capital économique, un capital écologique et un capital social. Ces trois capitaux parfaitement indépendants et insubstituables les uns aux autres permettent une approche beaucoup plus complète de la valeur réellement créée ou détruite par l’activité d’une entreprise. La méthode insiste notamment sur le concept de dette sociale et écologique. Chaque utilisation de ressource naturelle ou de force de travail représente au passif du bilan une dette “à rembourser” impérativement. Ces dernières ne peuvent en aucun cas être effacées par une quelconque équivalence financière. Ainsi, l’émission d’une tonne de CO2 ne peut par exemple pas être compensée par le payement d’une amende. Elle restera au passif du bilan, lisible et visible pour ce qu’elle est. Elle peut en revanche être amoindrie et allégée par une politique de décarbonation ambitieuse.
Alter Kapitae soutient l’utilisation de nouveaux indicateurs comptables comme CARE afin de permettre un changement de paradigme dans l’approche de la valeur réellement produite ou détruite par une institution donnée.
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