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Pour sortir d’une vision productiviste du travail

La croissance économique est souvent décrite comme la voie à sens unique vers le plein emploi. Sans elle, nos sociétés seraient condamnées à se résigner au chômage de masse. Force est de constater, à l’heure de l’automatisation, que cette prétendue causalité relève plus du fantasme que de la réalité. Dans les années 2000, le PIB américain a cru de 20% tandis que le nombre d’emploi diminuait de 1%. De plus, l’expérience contemporaine du travail relève trop souvent du « bull-shit job » répétitif, inutile, absurde et ennuyeux décrit par le sociologue David Graeber. Pour couronner ce triste tableau, nos emplois participent d’un système économique directement responsable de la crise écologique actuelle. Devant ce triple échec social, moral et environnemental de la société de croissance, il est urgent de nous interroger : pour qui, pour quoi travaillons-nous ?



Le travail en France est en crise existentielle. Le mal-être des travailleurs français est une réalité sociale généralisée et particulièrement alarmante. 56% des salariés jugent que le stress a un impact négatif sur leur santé, 35 % se disent en état de fatigue généralisée, 54% se sentent démotivés, seuls 21% se déclarent très satisfaits de leur travail. En parallèle le chômage s’est installée durablement et pour leur malheur dans la vie des Français. Depuis 2008, il n’est jamais repassé sous la barre des 8% de la population active.


La catastrophe écologique en cours participe également à la démotivation des travailleurs et à la crise du travail. En effet, ceux-ci rechignent de plus en plus à dédier leur temps et leur énergie à travailler pour nourrir un système économique qui détruit les écosystèmes et saccage l’environnement. C’est le sens de la démarche des 30 000 étudiants signataires de la pétition pour un réveil écologique qui déclarent ne pas vouloir travailler pour une entreprise polluante.



La cause de ces maux est simple : le travail est malade du productivisme. La rationalité économique caractéristique de la société de croissance est directement responsable de ces catastrophes sociales et environnementales. Elle conduit à comprendre le travail comme un simple « capital humain » à optimiser pour maximiser la production de l’entreprise en accord avec la thèse de 1984 du prix Nobel d’économie Gary Becker. Ainsi, la valeur du travail effectué est jugée uniquement à l’aune de sa rentabilité économique pour l’entreprise sans prise en compte des aspirations personnelles des salariés, du bien-être des employés ni des dommages environnementaux occasionnés. De ce fait, la place du manager est réduite à celle d’un gestionnaire monomaniaque capable de sacrifier ses employés sur l’hôtel des dividendes de ses actionnaires. Les travailleurs sont pour leur part soumis à l’affreux chantage du « produis ou sois remplacé ».


Même le service public est atteint par cette vision réductrice du travail. Les enseignants, professionnels de santé, policiers, souvent habités par l’idée de bien commun, se voient imposés une culture managériale aliène et sont évalués par des outils quantitatifs absurdes qui ne leurs permettent pas d’atteindre le véritable objectif de leur activité. Un infirmier ne travaille pas pour maximiser ses actes de santé journaliers, un chercheur n’étudie pas pour démultiplier les publications ou pour rentabiliser ses idées, un garde forestier ne s’échine pas pour exploiter une forêt profitable. Le but véritable de leur activité est respectivement la santé, la science, et la préservation de l’environnement. En remplaçant ces modes de fonctionnement vertueux par une simple logique quantitative de profit, le travail moderne a profondément perverti les fins de l’activité humaine. Cela entraine démotivation et perte de sens.



Face à ce constat cruel et sans appel, il devient absolument nécessaire de sortir urgemment de cette conception productiviste du travail afin de redonner leurs véritables fins aux activités humaines. La tâche à accomplir est de taille, mais le recul historique confirme sa possibilité. En effet l’activité humaine n’a pas toujours été exercée dans la perspective univoque de la productivité et de la rentabilité. Jusqu’au 18ème siècle, le mot travail ne désigne qu’une partie de l’activité productive. Il est en effet réservé aux « gens de bras » non qualifiés qui sont forcés pour assurer leur subsistance biologique d’échanger leur force physique contre rémunération financière. Par opposition, « l’œuvre » désigne les artisans, professions libérales et travailleurs qualifiés dont l’activité est libre et s’inscrit dans le cadre d’un projet personnel ou collectif défini. La paye n’est pas l’objectif unique et premier de leur activité qui d’abord tournée vers sa fin véritable (le pain pour le boulanger, la science pour le chercheur, un jardin fertile pour le jardinier). Ainsi le modèle contemporain du travail productiviste n’est en aucun cas indépassable. Il fait figure de courte parenthèse à l’échelle de l’histoire occidentale.

Alter Kapitae avance deux pistes de réflexion afin de renouveler nos conceptions et organisations du travail.


Soigner le travail de son productivisme implique de repolitiser la production. Il ne s’agit plus de produire pour produire mais de discerner ensemble la production authentiquement désirable et de celle intrinsèquement superflue. La crise de la Covid-19 a eu le mérite de révéler l’importance relative du travail de chacun. Le pays s’est parfaitement passée du marketing, du démarchage téléphonique, de l’industrie textile, ou du tourisme. En revanche, l’abandon des commerces de proximité, la fermeture des marchés, la pénurie de matériels de santé a été ressentie comme catastrophique. Une société ayant pris conscience de la finitude de ses ressources peut et doit s’interroger sur l’intérêt de la publicité dont la seule fonction est d’entretenir sans fin le cercle vicieux de la consommation. Inversement, le secteur des services à la personne est de manière évidente insuffisamment valorisé et développé.


Soigner le travail de son productivisme revient également à lui redonner sa juste place dans la vie des citoyens. Il convient donc de réduire le temps hebdomadaire de travail. Cette politique permettrait de revaloriser concrètement les activités non économiquement productives telles que la politique, le bénévolat, ou le loisir pour le plus grand bénéfice de la cohésion sociale et du bien-être général. Par ailleurs, elle permettrait un meilleur partage du temps de travail à l’heure où 8% de la population active française est au chômage. Cette mesure trouve tout son sens dans le contexte général d’une société de la sobriété dont la production marchande et l’accumulation monétaire n’est plus l’unique boussole. Il ne s’agit donc pas de donner à des cadres surmenés du temps de loisir supplémentaire afin d’augmenter leur productivité horaire mais bel et bien de revaloriser et de redéfinir socialement la place des activités politiques, sociales, familiales, associatives et bénévoles. En un mot, il faut travailler moins et consommer mieux.


Alter Kapitae défend donc la décroissance prospère, un modèle de société où le travail est remis à une place sensée !


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